Morel, pionnier imaginaire d'une lutte bien réelle pour la nature



Le livre "Les racines du ciel" de Romain Gary, prix Goncourt 1956, est considéré comme "le premier roman 'écologique', le premier appel au secours de notre biosphère (1)"

Morel, le héros de ce roman est le "pionnier de cette lutte (1)" Il incarne dans son combat pour les éléphants nombre de problématiques posées par la défense du vivant. Ses prises de parole, celles de ses soutiens et de ses opposants mettent en avant nombres de problèmes encore bien actuels.  

"Combien de luttes, combien d'efforts, et tout restait éternellement à faire, à défendre ; toutes ces racines vivantes, ces ramifications prodigieuses dans leur variété et leur ténacité, devaient être défendues sans trêve ni répit. (...) Les racines étaient innombrables et infinies dans leur variété et leur beauté et quelques-unes étaient profondément enfoncées dans l'âme humaine - une aspiration incessante et tourmentée orientée en haut et en avant - un besoin d'infini, une soif, un pressentiment d'ailleurs, une attente illimitée - tout cela qui, réduit à la dimension des mains humaines, devient un besoin de dignité. Liberté, égalité, fraternité, dignité... Il n'y avait pas de racines plus profonds et pourtant, de plus menacées.(p266)"


Les raisons d'un combat :

"Les hommes meurent pour conserver une certaine beauté de la vie. Une certaine beauté naturelle... (p.78)"

"Comment pouvons-nous parler de progrès, alors que nous détruisons encore autour de nous les plus belles et les plus nobles manifestations de la vie ? Nos artistes, nos architectes, nos savants, nos penseurs suent sang et eau pour rendre la vie plus belle, et en même temps nous nous enfonçons dans nos dernières forêts, la main sur la détente d'une arme automatique.(p.82)"

"Ce n'était pas la peine de défendre ceci ou cela séparément, les hommes ou les chiens, il fallait s'attaquer au fond du problème, la protection de la nature. On commence par dire, mettons, que les éléphants c'est trop gros, trop encombrant, qu'ils renversent les poteaux télégraphiques, piétinent les récoltes, qu'ils sont un anachronisme, et puis on finit par dire la même chose de la liberté - la liberté et l'homme devient encombrants à la longue... (p.222)"

"Le Comité rappelle, pour dissiper les rumeurs malveillantes, qu'il n'a absolument aucun caractère politique et que les questions politiques, les considérations d'idéologie, de doctrine, de parti, de race, de classe, de nation lui sont complètement étrangères. Il poursuit simplement une oeuvre humanitaire. Il s'adresse uniquement aux sentiments de dignité de chacun, sans distinction, sans discrimination, et sans autre souci qu'un entente pour la protection de la nature. Il s'est donnée une tâche précise et limitée, la protection de la nature, des éléphants pour commencer, et de tous les animaux que dans les manuels scolaires du monde entier on appelle "les amis de l'homme", et il pense que tous les hommes quels qu'ils soient et d'où qu'ils viennent, peuvent et doivent s'entendre là-dessus. Il s'agit simplement de reconnaître l'existence d'une marge humaine que tous les gouvernements, partis, nations, que tous les hommes s'engageraient à respecter, quelle que fût l'urgence ou l'importance de leur entreprise, aspiration, construction ou combat...(p.270)"

"La seule chose qui m'intéresse, c'est la protection des éléphants. Je veux qu'ils soient là, bien vivants, bien gras, et qu'on puisse les voir. Que ce soit la France qui fasse ça, ou les Tchécoslovaques ou les Papous, je m'en fous, à condition qu'ils fassent le boulot. Mais le mieux encore c'est de se mettre tous ensemble, c'est peut-être la seule façon d'y arriver. J'ai envoyé ma pétition dans tous les pays du monde, et aux Nations-Unis par-dessus le marché, partout où il y a des bureaux de poste. Pour le moment, il va y avoir une conférence internationale, et je m'adresse à eux, je leur dis : il faut vous entendre là-dessus, c'est important. Peut-être qu'ils vont arranger ça. Sinon, s'il faut créer encore de nouveaux Etats, de nouvelles nations, africaines ou autres, ça me va aussi : à condition d'être sûr qu'ils vont protéger les éléphants. Mais je veux être sûr. Je demande à voir. J'ai été tant de fois couillonné moi et mes copains... Les idéologies, en principe, je m'en méfie : ça prend généralement toute la place, et les éléphants, c'est gros, c'est encombrant, ça paraît bien inutile, quand on est pressé. Quant au nationalisme qui se limite à lui-même, comme ça se voit partout en ce moment, et qui se fout pas mal des éléphants, c'est encore une des plus grosses cochonneries que l'homme ait inventées ici-bas - il en a inventé quelques-unes.(p.299)" 

"- On vous prête des arrières-pensées politiques... On dit que les éléphants sont pour vous le symbole de l'indépendance africaine. Les nationales le proclament ouvertement et donnent leur appui...

Morel acquiesça
- J'ai vu ça. Tout le monde trouve malin d'annexer les éléphants, mais personne ne fait rien pour eux. Remarquez, que chacun associe les éléphants à ce qu'il y a en lui de plus propre, moi ça me va. Pour le reste, qu'ils soient communistes, titistes, nationalistes, arables ou tchécoslovaques je m'en fous... ça ne m'intéresse pas. S'ils sont d'accord là-dessus, moi, ça me va. Ce que je défends, c'est une marge - je veux que les nations les partis, les systèmes politiques, se serrent un peu, pour laisser de la place à autre chose, à une aspiration qui ne doit jamais être menacée... Nous faisons ici un boulot précis - la protection de la nature, à commencer par ses plus grands enfants.... Faut pas chercher plus loin. ( p.347)"


Les raisons d'un déclin 

"Ce que le progrès demande inexorablement aux hommes et aux continents, c'est de renoncer à leur étrangeté, c'est de rompre avec le mystère, - et sur cette voie s'inscrivent les ossements du dernier éléphant... L'espèce humaine était entrée en conflit avec l'espace, la terre, l'air même qu'il lui faut pour vivre. Les terrains de culture gagneront peu à peu sur les forêts et les routes mordront de plus en plus dans la quiétude des grands troupeaux. Il y aura de moins en moins en moins de place pour les splendeurs de la nature. Dommage.(p.80)"

"Il est possible que ce qu'on appelle la civilisation consiste en un long effort pour tromper les hommes eux-mêmes. (p.95)"

"Il faut lutter contre cette dégradation de la dernière authenticité de la terre et l'idée que l'homme se fait des lieux où il vit. Est-ce que nous ne sommes vraiment plus capables de respecter la nature, sa liberté vivant, sans aucun rendement, sans utilité, sans autre objet que de se laisser entrevoir de temps en temps ? La liberté elle-même serait alors anachronique. (...) Il faut absolument que les hommes parviennent à préserver autre chose que ce qui leur sert à faire des semelles, ou des machines à coudre, qu'ils laissent une marge, une réserve, où il leur serait possible de se réfugier de temps en temps. C'est alors seulement que l'on pourra commencer à parler de civilisation. Une civilisation uniquement utilitaire ira toujours jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'aux camps de travail forcé.... (p.82-83)"

"Morel savait que les éléphants se remettaient plus lentement que les autres bêtes de leurs émotions. Dans les articles qu'il leur avait consacrés, Haas, qui avait vécu vingt-cinq ans parmi les éléphants, du Kenya au Tchad, disait qu'il avait souvent vu une femelle à laquelle il avait pris ses petits, après quelques heures de fureur et de course enragée à leur recherche, perdre brusquement toute énergie, et demeurer couchée inerte pendant que les autres membres du troupeau essayaient en vain, en la poussant du front, de l'aider à se remettre debout. Il prétendait avoir pu s'approcher d'une de ces mères effondrées que ses congénères venaient de quitter, de guerre lasse, et caresser sa trompe sans enregistrer la moindre réaction. Caresser sa trompe - c'était le terme que cet homme remarquable employait. Cela ne l'empêchait pas de continuer à leur enlever leurs petits pour les envoyer en captivité. En captivité. Des éléphants en captivité... 
Morel sentit le sang lui cogner au visage, et il serra sa carabine, avec une haine totale, farouche, à l'égard de tous les capteurs du monde.(p365)"

"- C'est même étonnant de voir qu'un dompteur adroit et résolu peut faire avec des bêtes aussi énormes et aussi puissantes.... On aurait dit des moutons. Il y en avait qui dansaient et d'autres qui se dressaient sur leur pattes de derrière, ou bien se couchaient sur le flanc et on pouvait leur marcher dessus.... Très remarquable. Il paraît que notre dressage est le meilleur du monde. (...) 
- Dada... L'autre jour, je regardais les deux éléphants derrière la grille, ils ont fini pas me faire pitié. Je me suis dit : c'est dommage. Les éléphants ne sont pas fait pour vivre comme ça. Ils ont besoin d'espace. Ils sont fait pour vivre en liberté. Des bêtes aussi magnifiques, ça doit être respecté...

- Je suis de votre avis. J'ai éprouvé moi-même à plusieurs reprises ce sentiment...(p.407)"


Photo de Franck Horvat "la capture des éléphants sauvages" - 1957

On peut encore agir, sauver quelque chose 


"Voilà un homme qui croit en vous (...), qui fait appel à vous pour essayer de sauver, de préserver quelque chose, et tout ce que vous trouvez de mieux à faire, c'est de discuter froidement ses chances, comme si tout cela ne vous concernait pas. Il croit à la nature, y compris la nature humaine, que vous tous ne faites que calomnier, il croit que l'on peut encore agir, sauver quelque chose, que tout n'est pas irrémédiablement, voué à la destruction (p.104)". 

"Ce qui se passe, c'est que les gens ne sont pas au courant, alors ils laissent faire. Mais quand ils ouvriront leur journal, le matin, et qu'il verront qu'on tue trente mille éléphants par an pour faire des coupe-papier, ou pour de la bidoche, et qu'il y a un gars qui fait des pieds et des mains pour que ça cesse, vous verrez le raffut que ça fera. Quand on leur expliquera que sur cent éléphanteaux capturés, quatre-vingts meurent dès les premiers jours, vous verrez ce que l'opinion publique dira. Ce sont là des choses qui font tomber un gouvernement, je vous le dis, moi. Il suffit que le peuple sache (p.133)"

"La protection de la nature, ce n'est pas précisément ce qui préoccupe les politiciens, en ce moment. Mais les peuples s'y intéressent. Ce que nous essayons d'obtenir les passionne et il paraît que tous les journaux en parlent. On va donc y arriver. La nouvelle conférence pour la défense de la faune et de la flore va se réunir dans quinze jours et je me charge d'attirer d'une manière... frappante l'attention du monde sur ses travaux. Ils seront bien obligés de prendre les mesures nécessaires. Sinon, il nous faudra continuer... avoir beaucoup de patience... (p.194)  "


Stratégie de mobilisation


"Il s'agit pour nous de toucher le coeur populaire et c'est ce que nous sommes en train de faire. Il nous faut tenir encore quelques semaines, jusqu'à la saison des pluies, si possible pour faire pencher la balance en notre faveur. Nous n'avons pas assez fait parler de nous, il faut encore un peu de publicité pour atteindre le plus de gens possible, qui comprendront très bien quel est l'enjeu. La protection de la nature, ça les vise directement. (p.199)"

"Il ne lui semblait pas suffisant de s'occuper des réfugiés, ou de faire de la politique, pour lutter contre la misère et l'oppression, - non, ce n'était pas suffisant, il fallait aller plus loin, leur expliquer de quel éveil l'avenir de l'espèce dépendait, mais il ne savait pas comment s'y prendre. Il restait souvent assis au bord du chemin, avec la chienne à ses côtés, se demandant par où commencer. Il fallait vraiment élever une protestation retentissante quelque choses qui atteindrait les hommes jusqu'au confins du monde. Il fallait aller directement à l'essentiel, ne pas se disperser, toucher non seulement la raison, mais aussi l'affectivité, qui ne pouvaient rien l'une sans l'autre. (p.221)"



"Tant que la protection des éléphants n'était qu'une simple idée humanitaire, une simple question de dignité humaine, de générosité, de coeur, de marge à préserver quelque fût la difficulté de la lutte, cela ne risquait pas d'aller très loin. Mais dès qu'elle menaçait de devenir une idée politique, elle devenait explosive, et les autorités étaient obligées de la prendre au sérieux. On ne pouvait pas la laisser courir, permettre aux autres de l'exploiter s'en s'en débarrasser d'un haussement d'épaules, la laisser se retourner contre soi. On était obligé d'agir immédiatement pour la neutraliser. Et le mieux était évidemment d'annexer la chose. Autrement dit, de s'occuper vraiment et activement de la protection de la faune africaine, d'interdire la chasse à l'éléphant sous toutes ses formes et sans condition, d'entourer ses géants encombrants et menacées de toute la protection et de toute l'amitié nécessaires...(p.282) "


"Le Comité mondial pour la Défense des Eléphants communique : les sanctions suivantes ont été prises contre les chasseurs n'ayant pas obtempéré aux injonctions du Comité. Le capteur d'éléphants Haas, les chasseurs Longevielle, Orlando, pris en flagrant délit ont reçu un châtiment corporel. Les propriétés des chasseurs Sarkis, Duparc, le magasin d'ivoire Banerjee et le dépôt de tannerie Wagemann qui transforme les pieds d'éléphants coupés en vases, corbeille à papier seaux à champagne et objets de décoration générale, ont été brûlés.  Le trafiquant d'ivoire Banerjee a reçu dix coups de Basoche. Reste à exécuter : Mme Challut, championne des grandes chasses, une fessée en public. (p.270)"


Un combat perdu d'avance ? 

"Personne n'est jamais arrivé à résoudre cette contradiction qu'il y a à vouloir défendre un idéal humain en compagnie des hommes. (p.152)"


"Il croyait vraiment que les gens avaient encore assez de générosité, par les temps que nous vivons, pour s'occuper non seulement d'eux mêmes, mais encore des éléphants. Qu'il y avait dans leur coeur encore assez de place. C'était à pleurer. Je restais là, muet, à le regarder, à l'admirer, devrais-je plutôt dire, avec son air sombre, obstiné, et sa serviette bourrée de toutes les pétitions, de tous les manifestes que vous pouvez imaginer. Désopilant, si vous voulez, mais aussi désarmant, parce qu'on le sentait tout pénétré de ces belles choses que l'homme s'est racontées sur lui-même dans ses moments, d'inspiration. Et de plus, têtu - avec une révoltant application de maître d'école qui s'est mis en tête de faire faire ses devoirs à l'humanité, et qui n'hésiterait pas à la punir, si elle se conduisait mal. Vous voyez que c'était un malade dangereusement contagieux. (p133-134)


"Du Tchad au Cap, l'avidité de l'Africain pour la viande, éternellement entretenue par les famines, était ce que le continent avait en commun de plus fort et de plus fraternel. C'était un rêve, une nostalgie, une aspiration de tous les instants - un cri physiologique de l'organisme plus puissant que l'instant sexuel. La viande !  C'était l'aspiration la plus ancienne, la plus réelle, et la plus universelle de l'humanité. Il pensa à Morel et sourit amèrement. Pour l'homme blanc, l'éléphant avait été pendant longtemps uniquement de l'ivoire et pour l'homme noir, il était uniquement de la viande, la plus abondante quantité de viande qu'un coup heureux de sagaie empoisonnée pût lui procurer. L'idée de la "beauté" de l'éléphant, de la 'noblesse' de l'éléphant, c'était une notion d'homme rassasié, de l'homme des restaurants, des deux repas par jour et des musées d'art abstrait - une vue de l'esprit élitiste qui se réfugie, devant les réalités sociales hideuses auxquelles elle est incapable de faire face, dans les nuages élevés de la beauté, et s'enivre des notions crépusculaires et vague du "beau", du "noble", du "fraternel", simplement parce que l'attitude purement poétique est la seule que l'histoire lui permette d'adopter. Les intellectuels bourgeois exigeaient de leur société décadente qu'elle s'encombrât, des éléphants, pour la seule raison, qu'ils espéraient ainsi échapper eux-mêmes à la destruction. Ils se savaient tous aussi anachroniques et encombrants que ces bêtes préhistoriques : c'était une simple façon de crier pitié pour eux-mêmes, afin d'être épargnés. Tel était le cas de Morel - cas typique s'il en fut. Il était beaucoup plus commode de faire des éléphants un symbole de liberté et de dignité humaine que de traduire ces idées politiquement en leur donnant un contenu réel. Oui, c'était vraiment commode : au nom du progrès, on réclamait l'interdiction de la chasse aux éléphants et on les admirait ensuite tendrement à l'horizon, la conscience tranquillisée d'avoir ainsi rendu à chaque homme sa dignité. On fuyait l'action mais on se réfugiait dans le geste. C'était l'attitude classique de l'idéaliste occidental et Morel en était un exemple parfait. Mais pour  l'Africain, l'éléphant n'avait d'autre beauté que le poids de sa bidoche et, quant à la dignité humaine, elle était avant tout celle d'un ventre plein. C'est là en tout cas qu'elle commence. Quand l'Africain, aura le ventre plein, peut-être alors s'intéressera t-il lui aussi au côté esthétique de l'éléphant, et se livrera-t-il à une méditation agréable sur les beautés de la nature en général.(p354)"

"Fields se disait rageusement que les humanitaires étaient en vérité le derniers et les plus insupportables des aristocrates, qu'ils n'apprenaient jamais rien et oubliaient toujours tout. Ils continuaient à s'enthousiasmer pour les splendeurs de la nature, à réclamer sans se décourager le respect de la nature, à réclamer sans se décourager le respect d'une marge humaine, quelle que fût la difficulté de notre marche en avant, comme ils s'enthousiasment depuis des sicles pour la liberté et la fraternité sans être gênés le moins du monde par les camps de travail forcé et les nationalismes; ils réclamaient la protection des éléphants sans prêter la moindre attention au tas d'ivoire qui grandissait autour d'eux. Pourtant la disparition de ces pachydermes était inscrite dans l'édification du monde nouveau, de l'Afrique nouvelle, comme la disparition des bisons et des buffles, le fut jadis dans celle des Etats-Unis d'Amérique. C'était un processus irréversible et il était tout aussi absurde de s'en prendre au communisme qu'au capitalisme américain : si le colonialisme lui-même était en voir de disparition, il était pour le moins probable qu'une servitude encore plus grande le remplacerait. La manifestation de Morel n'avait pas de sens, parce qu'il n'y avait personne pour répondre à ses signaux de détresse. La tragédie de cet homme était qu'il n'avait pas d'autre interlocuteur que lui-même.... (p.452)"


Un chant d'espoir 


"(Morel) aimait la nature, voilà tout. Il aimait la nature et il avait toujours fait de son mieux pour la défendre. le plus dur combat qu'il avait livré dans sa vie, ç'avait été en faveur des hannetons (...) Il se souvenait de ce combat avec une précision étonnante, comme toujours lorsque son corps lui faisait mal et que la limite de ses forces paraissait atteinte, et c'était un souvenir qui l'aidait chaque fois à tenir et à continuer. ç'avait été le plus dur combat de sa vie 

Cette affaire des hannetons s'était déroulée au mis de mai, après sa première année au camp, et il en avait été le premier instigateur, il avait été le premier à se porter à leur secours et à déclencher ainsi le mouvement. 
(...) 
Soudain, Morel avait senti quelque chose heurter sa joue et tomber à ses pieds; il baissa les yeux prudemment, essayant de ne pas perdre l'équilibre : c'était un hanneton. 
Il était tombé sur le dos et remuait les pattes : il s'efforçait en vain de se retourner. Morel s'était arrêté et regardait fixement l'insecte à ses pieds. A ce moment-là, cela faisait un an, qu'il était au camp et, depuis trois semaines, il portait des sacs de ciment huit heures par jour, le ventre vide. 
Mais il y'a avait quelque chose qu'il n'était pas possible de laisser échapper. Il pliai le genou, les sacs en équilibre sur l'épaule, et d'un mouvement de l'index, il remit l'insecte sur ses pattes. 
Il le refit à deux reprises, pendant la durée du trajet. Celui qui marchait devant lui, l'éditeur Revel, fut le premier à comprendre. Il eut un grognement d'approbation et se porta immédiatement au secours d'un hanneton tombé sur le dos. Puis se fut Rotstein, le pianiste, si fluet qu'on eût dit que son corps cherchait à imiter la finesse de ses doigts. A partir de ce moment, presque tous les 'politiques' se portèrent au secours des hannetons, tandis que les 'droit commun' passèrent à côté avec des jurons. Pendant les vingt minutes de pause qu'on leur accordait, pas un des politiques ne céda à l'épuisement. C'était pourtant le moment où d'habitude ils se jetaient par terre et restaient là, sans bouger, jusqu'au coup de sifflet suivant. Mais cette fois, ils paraissaient avoir trouvé des forces nouvelles. Ils rôdaient, les yeux rivés au sol, à la recherche d'un hanneton à secourir. Cela ne dura pas longtemps, d'ailleurs. Il avait suffi que le sergent Grüber arrivât sur les lieux. Ce n'était pas une simple brute, celui-là. Il avait de l'instruction. Il avait été instituteur au Schleswig-Holstein, avant la guerre. En une seconde, il avait compris ce qui se passait. Il avait reconnu l'ennemi. On se trouvait devant une manifestation scandaleuse, une profession de foi, une proclamation de dignité, inadmissible chez des hommes réduits à zéro. Oui, il lui avait suffi d'une seconde pour faire le point et pour saisir toute gravité du défi lancé aux constructeurs d'un monde nouveau. Il se rua au combat. Il se jeta d'abord sur les prisonniers, accompagné des gardes qui ne comprenaient pas très bien de quoi il s'agissait, mais qui étaient toujours là pour cogner. Ils distribuaient donc des coups de crosse et des coups de botte, mais le sergent Grüber comprit vite que ce n'était pas ce qu'il fallait pour toucher les manifestants comme il convenait. Il fit donc une chose qui était peut-être répugnante mais pathétique aussi dans son impuissance à atteindre l'objectif visé : il se mit à courir dans l'herbe, les yeux rivés au sol, et, à chaque fois qu'il voyait un caneton, d'un coup de botte, il l'écrasait. Il courait dans tous les sens, fournit en rond, bondissait, le pied levé, frappait le sol du talon, dans une sorte de dan,se désopilante, presque touchante par son inutilité. Car il pouvait assommer les détenus et il pouvait écraser les hannetons, mais ce qu'il visait était complètement hors d'atteinte, hors de portée et ne pouvait être tué. Il avait entrepris une tâche qu'aucune armée, aucune police, aucune milice, aucun parti, aucune organisation ne pouvait mener à bien. Il eût fallu pouvoir tuer tous les hommes jusqu'au dernier et sur toute la terre et encore il était probable qu'une trace allait demeurer derrière eux, comme un sourire invincible de la nature. (P.485-487) "



"On prétend mon Père, que vous avez caché notre ami sur un de vos terrains de fouilles, et qu'il est tout juste en train de reprendre son souffle, avant de continuer, mais je vois mal pourquoi vous manifesteriez tant de sympathie à un homme qui veut s'ériger lui-même en protecteur suprême de la nature. Cela me paraît aller contre ce qu'on connaît de votre ordre (jésuite), et même de vos écrits. Si je vous ai bien lu, vous en semblez pas attendre grand chose de nos efforts, et on dirait que vous considérez la grâce elle-même comme une mutation biologique qui donnera enfin à l'homme les moyens organiques de se réaliser tel qu'il se veut. S'il en est ainsi, la lutte de Morel, sa tentative de soulèvement vous paraissent sans doute comiques et futiles et peut-être n'avez-vous pas cherché auprès de moi et dans ces souvenirs que nous avons évoqués ensemble que le divertissement d'une nuit. Avec ses pétitions, ses manifestes, ses tracs, ses comités de défense  et pour finir, avec son maquis armé et organisé, il doit vous sembler qu'il réclame de nous un changement qui, pour longtemps encore, n'est concevable que comme un chant d'espoir. Mais je ne puis me résigner à un tel scepticisme et j'aime mieux croire que vous n'êtes pas sans éprouver une certaine sympathie secrète pour ce rebelle qui s'est mis en tête d'arracher au ciel lui-même je ne sais quel respect de notre condition. Après tout, notre espèce est sortie de la vase il y a quelques millions d'années, et elle finira par triompher aussi un jour de la dure loi qui nous ai faites, car notre ami avait raison : c'est là, sans aucun doute, une loi qu'il est grand temps de changer. Il ne restera alors de l'infirmité et du défi d'être un homme qu'une dépouille de plus sur notre chemin.(P.494-495)




1) Préface de Romain Gary, édition Gallimard 1980

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